La blessure d’abandon : comprendre, ressentir, changer
- Bernard Mananes

- 10 sept.
- 5 min de lecture
Quand on se laisse gagner par la peur de perdre.

Certaines douleurs ne laissent aucune trace visible, mais elles façonnent silencieusement la manière dont nous aimons, pensons, agissons. Parmi elles, la blessure d’abandon occupe une place à part.
Tapie dans l’ombre des premières années de la vie, elle colore les relations humaines d’une teinte d’insécurité permanente. Ce n’est pas la solitude qui fait peur, mais l’idée d’être laissé pour compte, oublié, exclu du lien.
Loin d’être rare, cette blessure est même très répandue. Elle se manifeste dans des comportements parfois contradictoires : besoin constant d’attention ou repli affectif, fusion ou fuite, angoisse de séparation ou attirance pour l’indifférent. Mais derrière ces réactions, un même moteur : la peur d’être abandonné.
Une empreinte laissée par le manque
La blessure d’abandon ne naît pas toujours d’un événement traumatique ou d’un départ brutal. Elle prend racine dans une sensation diffuse, mais marquante, de vide affectif. Un parent trop occupé, une figure d’attachement peu présente émotionnellement, un moment d’absence mal vécu… Il suffit parfois d’un rien, aux yeux de l’adulte, pour que l’enfant se sente seul, non vu, non soutenu.
Ce qui compte ici, ce n’est pas l’intention du parent, mais le ressenti de l’enfant. À un âge où il dépend entièrement de l’attention et de l’amour de l’autre pour se sentir exister, un manque de disponibilité – même ponctuel – peut être vécu comme un abandon. Et cette douleur, non digérée, s’inscrit alors comme une empreinte émotionnelle durable.
En grandissant, l’enfant ne guérit pas de ce manque. Il apprend à composer avec, souvent en construisant un masque de dépendance : rechercher l’attention, tout faire pour plaire, craindre la séparation, éviter les conflits par peur de perdre l’autre. Ce masque devient un mode de survie, et il suit l’adulte dans ses relations les plus intimes.
Les mécanismes silencieux d’une blessure active
À l’âge adulte, la blessure d’abandon ne se dit pas toujours avec des mots, mais elle s’entend dans les silences, dans les non-dits, dans les scénarios qui se répètent. Elle se niche dans les attentes excessives, les réactions disproportionnées, les peurs irrationnelles face à l’éloignement ou à l’indifférence. Une réponse tardive à un message peut suffire à déclencher un flot d’émotions : inquiétude, colère, tristesse. Le rejet est imaginé, anticipé, parfois provoqué pour mieux le contrôler.
Beaucoup de personnes blessées sur le plan affectif vivent dans une hypervigilance émotionnelle. Le moindre signe d’éloignement est interprété comme un signal de danger. Cette alerte permanente les pousse souvent à trop en faire : trop aimer, trop donner, trop attendre. Elles ont besoin d’être rassurées, mais ce besoin n’est jamais totalement comblé.
Les relations sentimentales deviennent alors le théâtre principal de la blessure. Tantôt fusionnelles, tantôt chaotiques, elles oscillent entre passion et angoisse. L’autre devient indispensable, mais en même temps menaçant, car il pourrait partir à tout moment. Cette dépendance émotionnelle n’est pas un caprice, c’est une tentative désespérée de combler un vide ancien.
Paradoxalement, celles et ceux qui souffrent d’abandon s’attachent parfois à des partenaires distants, peu disponibles, voire fuyants. Ce n’est pas un hasard : inconsciemment, ils rejouent un scénario connu, tentent de "réparer" symboliquement le lien manquant de l’enfance. Mais cette répétition ne guérit pas ; elle entretient la douleur.
Des impacts profonds, parfois insoupçonnés
La blessure d’abandon ne se limite pas à la sphère amoureuse. Elle peut se glisser dans la vie professionnelle, amicale, familiale. Elle influence la manière de travailler, d’interagir, de se définir.
Certaines personnes deviennent des perfectionnistes forcenés, convaincues qu’elles doivent en faire toujours plus pour être reconnues et aimées. D’autres évitent l’engagement, par peur de souffrir, ou au contraire se jettent à corps perdu dans chaque nouvelle relation, espérant enfin être "complets".
Dans la parentalité aussi, la blessure peut se rejouer : le parent surprotecteur veut empêcher à tout prix que son enfant vive la même solitude que lui. Il ne lâche rien, confond amour et contrôle, et peut sans le vouloir projeter ses peurs sur la nouvelle génération.
Même la relation à soi est affectée. Les personnes marquées par l’abandon ont souvent une faible estime d’elles-mêmes. Elles doutent de leur valeur intrinsèque, pensent qu’elles doivent mériter l’amour, prouver leur importance. Et cette quête incessante d’attention extérieure les épuise.
la blessure d'abandon : un chemin vers la réparation
Guérir de la blessure d’abandon ne se fait ni en un jour ni par la seule force de volonté. C’est un processus intérieur, une réconciliation avec soi-même, une transformation lente mais libératrice.
La première étape, essentielle, est la prise de conscience. Reconnaître qu’on porte en soi cette peur, comprendre d’où elle vient, observer comment elle se manifeste. Ce regard lucide est le point de départ d’un changement en profondeur.
Il ne s’agit pas de blâmer son passé, ni de nier sa souffrance, mais de faire la paix avec l’enfant qu’on a été. Celui qui a manqué d’attention, celui qui s’est senti seul. En le reconnaissant, en l’écoutant, on commence à lui offrir ce qu’il n’a pas reçu : une présence stable, bienveillante, fiable.
Le travail thérapeutique peut être précieux ici. Certaines approches comme la thérapie des schémas, l’IFS (Internal Family Systems), la thérapie brève orientée solution ou l’hypnose ericksonienne permettent de remettre du mouvement là où les schémas sont figés. Elles offrent des outils concrets pour sortir des automatismes et construire des liens plus sains, avec soi et avec les autres.
Mais la guérison passe aussi par un apprentissage de l’autonomie affective. Apprendre à se suffire à soi-même, à trouver en soi les ressources qu’on a cherché chez les autres. Redécouvrir le plaisir d’être seul sans se sentir vide. Réinvestir sa vie intérieure, cultiver ses envies, ses passions, ses projets.
Ce n’est pas une fermeture au lien, bien au contraire. C’est une manière plus mature et plus libre d’entrer en relation. Lorsqu’on ne dépend plus de l’autre pour se sentir exister, on peut aimer sans peur, donner sans attendre, rester sans s’effacer.
Une blessure peut devenir une force
La blessure d’abandon, aussi douloureuse soit-elle, n’est pas une condamnation. C’est une trace, une histoire, un point de départ. En la regardant en face, en la travaillant, en l’intégrant, elle peut devenir une source de compréhension de soi, d’empathie pour les autres, de croissance personnelle.
Ce chemin n’est pas linéaire. Il demande du courage, de la patience, de la compassion envers soi. Mais il mène à quelque chose de précieux : la liberté intérieure. Celle de ne plus être prisonnier de ses peurs passées, celle de pouvoir aimer sans s’oublier, celle de se sentir complet, même quand l’autre n’est pas là.




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